Européens, pourquoi tant de hâte ?
Alors que les Vingt-Sept appellent l'Europe à presser le pas pour tenter de combler son retard sur ses principaux compétiteurs internationaux, l'association Notre Europe, fondée par Jacques Delors, ancien président de la Commission, et présidée par Tommaso Padoa-Schioppa, ministre italien des finances, a choisi paradoxalement de faire entendre la voix d'un homme qui exhorte les Européens à donner du temps au temps, selon l'expression chère à François Mitterrand. Son invité de l'été, le philosophe roumain Andrei Plesu, ancien ministre de la culture, puis des affaires étrangères, demande à l'Union d'aller moins vite, de s'octroyer "un peu de recul, un peu de calme", de se livrer à "un petit exercice de silence" (www.notre-europe.eu). A l'en croire, l'Europe est aujourd'hui trop bavarde, trop agitée, trop impatiente. "L'Europe n'est pas faite pour la vitesse", affirme-t-il. Le moins qu'on puisse dire est qu'un tel jugement va à contre-courant. On considère en général que l'Union souffre plus de son immobilisme que de sa précipitation. On se plaint de ses lenteurs, de ses atermoiements, de ses blocages. De Bucarest, Andrei Plesu la voit autrement ; et il pense que les pays d'Europe centrale peuvent lui apporter ce qui lui manque, c'est-à-dire "une certaine lassitude historique". Il explique : "Oui, nous sommes fatigués, mais cette fatigue peut aussi devenir une vertu parce que l'Europe a oublié d'avoir l'air fatigué : elle est trop active, trop dynamique, elle parle toujours de l'avenir, elle fait des projets."Ce n'est pas qu'Andrei Plesu veuille cantonner l'Europe au ressassement de ses souvenirs. Mais il aimerait qu'elle soit moins sûre d'elle-même, moins obsédée par la course au progrès, moins "projective". Il cite l'ancien dissident russe Vladimir Boukovski, critique impitoyable de la vieille rhétorique soviétique, qui reproche à Bruxelles de tenir "le même discours mobilisateur, optimiste, tendu vers un avenir doré". Un tel langage, selon Andrei Plesu, convient mal à l'Europe, dont le "sentiment typique" est la mélancolie. On songe à la définition de l'Européen par l'écrivain d'origine tchèque Milan Kundera : "Celui qui a la nostalgie de l'Europe."
D'autres penseurs d'Europe centrale ont mis en garde les Européens contre une fuite en avant qui les empêche de s'interroger vraiment sur le sens de leur entreprise. En 1996, à Aix-la-Chapelle, l'ancien président tchèque Vaclav Havel les invitait à entreprendre "une introspection fondamentale" portant sur leur "civilisation". "Je crois que vient le moment de faire une halte afin de réfléchir à nous-mêmes", déclarait-il. Une telle réflexion a certes été esquissée au cours des dernières années, elle a nourri des débats sur les valeurs du Vieux Continent, sur le modèle dont il se réclame, sur l'identité qu'il revendique, mais il reste beaucoup à faire pour que cette autoanalyse s'inscrive dans une vision politique partagée qui donne corps à l'idée d'Europe.
Les pays de l'ancien bloc communiste récemment entrés dans l'Union ne veulent pas se couler tranquillement dans le moule de la vieille Europe. Ils souhaitent que leurs partenaires respectent leur héritage. "Le degré de la lenteur est directement proportionnel à l'intensité de la mémoire", écrit Milan Kundera. Avant de poursuivre sa route, l'Union doit s'interroger avec franchise sur le but de son voyage, quitte à en redéfinir les étapes. La mondialisation, sous ses diverses formes, a bousculé l'Europe. Les Etats membres tentent de s'y adapter, avec les encouragements de Bruxelles, en accélérant leur modernisation. Les nouveaux venus ont appris à se méfier des emballements de l'histoire. Oui, l'Europe doit bouger, mais, si elle veut entraîner les peuples, elle doit avancer à leur rythme plutôt que de se lancer dans "un sprint sportif".
Thomas Ferenczi
Fonte: Le Monde, em 16 de Agosto